Eh! que nous fait
l’heure à laquelle l’humanité arrivera sur Jupiter? Le cadran des cieux est
éternel, et l’aiguille inexorable qui lentement marque les destinées tournera
toujours. C’est nous qui disons hier ou demain; pour la nature, c’est toujours
aujourd’hui. Faibles mortels que nous sommes, nous rapportons tout à notre
misérable mesure. Ainsi, par exemple, je suis né sur cette planète-ci en 1842,
et je la quitterai probablement avant la fin de ce siècle: les choses qui se
sont accomplies en Europe pendant la Révolution française, ou bien au temps de
Louis XIV, de Henri IV, de Philippe-Auguste, de
Charlemagne, des Mérovingiens, des Romains, de Vespasien ou de Jules César,
me paraissent enfoncées dans la nuit du passé; et lorsque mon âme
vibre sous le sentiment des grands progrès qui s’accomplissent
actuellement dans les sciences, et voit marcher ensemble dans une même
ascension vers la lumière: le télégraphe, la vapeur, l’aérostation,
la photographie du Soleil et des étoiles, l’analyse chimique des
astres, la mesure du ciel, la conquête de l’infini! je regrette
parfois d’être né trop tôt, et je voudrais n’avoir aujourd’hui
que vingt ans..., que dix ans ..., ou même n’être pas né et venir
seulement au siècle prochain, qui sera si merveilleux. (...) Mais, à
la fin de la vie, les années passées ne paraissent plus aussi longues,
et comme les arbres d’une avenue que la perspective resserre, elles
s’unissent et se confondent l’une dans l’autre. Mais, pour la
nature, le passé n’est pas différent de l’avenir; les événements
ont toujours la même valeur relative, et une journée terrestre
accomplie du temps de Romulus ou d’Hérode a la même durée que la
journée présente. Il y a mieux, cette journée dure toujours, grâce
à la transmission successive de la lumière, et on la voit toujours,
d'une certaine sphère de l’espace. Nous ne voyons aucune étoile dans
son état actuel, parce que la lumière qui nous en arrive ne nous
atteint pas instantanément, mais emploie un certain temps pour
traverser l’espace qui nous en sépare...
Ainsi nous ne voyons pas
l’univers tel qu’il est, ni tel qu’il a jamais été simultanément
à une époque quelconque; mais nous le voyons en même temps tel que
ses différentes parties ont été à différentes époques.
Nous voyons notre système planétaire tel qu’il était il y a 22 ans,
l’étoile Polaire telle qu’elle il y a 50 ans, Capella telle
qu’elle était il y a 72 ans, Rigel telle qu’elle était il y a
plusieurs milliers d’années, une nébuleuse telle qu’elle était il
y a 100 000 ans, une autre telle qu’elle était il y a un million
d’années: les différences de distances qui nous séparent des astres
font que les rayons lumineux que nous recevons en même temps sont
partis à des époques différentes et nous montrent non pas un état
simultané des différentes provinces de la création, mais des états
successifs que nous voyons simultanément par hasard. En d’autres
points de l’espace, ce sont d’autres époques que l’on voit. Dans
l’infini de l’espace, tout ce qui est passé est encore présent, et
les astres morts eux-mêmes brillent toujours.
Ne parlons donc plus
d’hier ni de demain. Pour nos successeurs sur la scène du monde
terrestre, notre XIXe siècle, actuel pour nous, s’enfoncera, comme le
XVIIIe, comme le XVIIe, comme le XVI, comme le moyen âge, comme l’Antiquité,
dans la nuit du passé: notre vie actuelle entière n’est qu’une
ride légère sur le front d’une vague, perdue elle-même dans les
flots de l’océan des âges. Le temps viendra où le pasteur
errant sur les rives de la seine cherchera la place où Paris a brillé
et ébloui le monde de sa splendeur. Cherchez la place de Babylone, de
Thèbes, de Memphis, de Ninive, et de tant d’autres capitales
ensevelies aujourd’hui dans l’oubli et perdues sous la poussière
des siècles disparus!
Que Jupiter soit habité
actuellement, qu’il l’ait été hier, ou qu’il le soit demain, peu
importe à la grande, à l’éternelle philosophie de la nature! La vie
est le but de sa formation, comme elle a été le but de la formation de
la terre. Tout est là. Le moment, l’heure n’y font rien. Sans
doute, cette belle planète pourrait être maintenant habitée par des
êtres différents de nous, vivant peut-être à l’état aérien, dans
les plus hautes régions de son atmosphère, au-dessus des brouillards
et des vapeurs des couches inférieures, se nourrissant du fluide aérien
lui-même, se reposant sur le vent comme l’aigle dans la tempête, et
demeurant toujours dans les hauteurs du ciel jovien. Ce serait point là
un séjour désagréable, quoiqu’il soit antiterrestre (ce serait le séjour
de l’ancien Jupiter Olympien et de sa gracieuse cour). Mais si nous ne
voulons point dans notre conception de la vie nous écarter trop des
lisières du berceau terrestre, rien ne nous empêche d’attendre que
la planète soit refroidie, comme la nôtre, et jouisse d’une atmosphère
épurée qui permette de l’assimiler à la terre...
Nous devons considérer les
habitants de Jupiter sans nous préoccuper de leur époque; qu’ils
soient nés avant nous, qu’ils soient nos contemporains, ou qu’ils
ne naissent qu’après notre mort, c’est là une question d’intérêt
secondaire. Examinons donc le monde de Jupiter comme séjour
d’habitation, sans nous préoccuper de la date à laquelle
s’appliquent nos considérations, et parlons au présent puisque pour
la nature le présent seul existe.
Remarquons d’abord que ces
êtres sont plus lourds que nous; car l’attraction de ce globe est
plus de deux fois supérieure à celle du nôtre: la chute des corps y
est de 12 mètres dans la première seconde (au lieu de 4m90); 1 Kilogr.
Y en pèse 2 et demi, et un homme du poids de 70 Kilogr. En pèse 174
sur ce monde. Cependant les organismes y sont composés de substances
d’une faible densité, et d’autre part l’atmosphère est et
restera très dense. Il résulte de ces conditions que les espèces
vivantes de la zoologie jovienne sont nécessairement sans analogie avec
les nôtres.
L’année de Jupiter se
compose de 10 455 jours de 9 heures 55 minutes chacun. C’est là un
calendrier bien différent du calendrier chrétien. On ne connaît là
ni nos jours, ni nos semaines, ni nos mois, ni nos années. Le temps y
est divisé d’une manière toute différente. La journée, en
particulier, est deux fois et demie plus courte que la nôtre, tandis
que l’année est près de douze fois plus longues. Au lieu d’un
satellite offrant une division du temps par mois de trente jours,
Jupiter en a quatre lui offrant quatre mesures différentes, mais toutes
très rapides.
Car la révolution du 1er satellite ne dure qu’un jour terrestre et 18
heures, soit quatre jours joviens seulement, pendant lesquels toutes ses
phases sont accomplies: un quartier par jour; la révolution du IIe
satellite dure 8 jours et demi de Jupiter: c’est une deuxième espèce
de mois et de phases; le IIIe parcourt son orbite en 17 jours joviens,
produisant ainsi une troisième espèce de mois et de phases; enfin le
IV accomplit sa révolution en 40 jours joviens: quatrième espèce de
mois. Voilà assurément une singulière chronologie!
Camille Flammarion (« les
terres du ciel », libraire Ernest Flammarion, Paris, 1877)